12 octobre, 2014

Délire !


En psychologie, on nomme délire, une perturbation globale, parfois aiguë et réversible, parfois chronique, du fonctionnement de la pensée amenant une personne à élaborer un système de croyances erronées. En tant que pathologie, le délire se distingue d'une croyance basée sur une information fausse ou incomplète produisant une simple erreur de raisonnement.

C'est Karl Jaspers, psychiatre et philosophe qui fut le premier à définir trois principaux critères de délires de son ouvrage de 1913 intitulé General Psychopathology. Ces critères sont :
  • le fait d'être sûr de cette croyance tenue avec une conviction absolue ;
  • le fait que la croyance ne puisse pas être changée par des contre arguments convaincants ou par la preuve du contraire ;
  • la fausseté ou l'impossibilité de la croyance.
On voit donc que bien que les efforts de Jaspers soient louables, le diagnostic de délire est délicat car chacun de ces critères sont plus qu'ambigus. A l'époque actuelle, soyons certains que Jeanne d'Arc tout comme le Christ auraient chacun fini, obèses, dans une cellule capitonnée bourrés de zyprexa jusqu'à ce que l'un et l'autre renient leurs croyances pour sortir. Encore que le Christ, même interné eut plsu de chance que Jeanne d'Arc puisqu'il lui aurait suffit de mourir et de ressusciter.

La notion de délire est d'ailleurs l'arme favorite des régimes totalitaires pour psychiatriser le dissident et le rendre "fou" aux yeux des autres. Si les agissement de la défunte URSS nous sont bien connus, gageons que ceux de notre société actuelle, bien qu'elle nous paraisse plus policée et vraiment démocratique, seront étudiés dans quelques dizaines d'années. Le délirant c'est le fou que l'autre désigne comme tel pour l'exclure de la communauté et le priver de ses droits. C'est donc avant même que cela ne concerne le champ de la psychiatrie, une affaire de société.

Le discours délirant peut être analysé selon cinq axes : mécanisme, thème, degré d'adhésion, degré de systématisation, extension. Il peut débuter par des hallucinations ou des interprétations. Le problème vient ensuite de la durée ou non de ce délire. Ainsi on s'alarmera si le délire se produit sur plusieurs mois. Nul besoin de le faire si le délire est produit par une intoxication et ne dure que quelques heures ou jours.

De même, on doit analyser s'il y a systématisation ou non de ce délire. Le délire est dit systématisé si la croyance parait cohérente alors même que celle-ci ne s'établirait que parmi peu de personnes. Ainsi lors de délire paranoïaque (délire qui est systématisé), le patient explique être persécuté, il donne des raisons possibles de cette persécution, et parfois même l'interlocuteur adhère au discours. On nommait avant la paranoïa "folie raisonnante". En revanche, on parlera de délire non systématisé si la croyance apparait aux oreilles du clinicien ou de l'entourage comme totalement incohérente.

On peut aussi déterminer des délires schizophréniques, qui apparaissent totalement fous des délires non schizophréniques qui semblent bien plus structurés. Ainsi, je me souviens que mon professeur de piano qui commençait doucement à entrer dans la psychose m'avait raconté un jour que nous prenions un café place de la Sorbonne que nous étions entourés d'ennemis, lesquels se distinguaient par leurs canines taillées en pointe. Il ne fallait pas être un clinicien hors pair pour diagnostiquer là un vrai délire nécessitant une prise en charge rapide, ce qui fut fait.

En revanche, voici peu un jeune malien bien éduqué me demandait un rendez-vous au cours duquel, il m'expliqua tous les symptômes qu'il endurait et notamment des cauchemars terribles au cours desquels les morts voulaient l'entrainer dans leurs tombes ou des lions le dévorer. Et quelle qu'ait été la manière très imagée dont il me raconta cela, il ne s'agissait pas d'un délire mais plutôt de l'expression culturelle des symptômes d'une extrême angoisse telle qu'on en voit au cours des dépressions anxieuses. On voit donc que la nature du délire est aussi lié à un fait culturel et que ce qui serait analysé chez nous comme une psychose ne le serait pas en Afrique par exemple. Une bonne cure d'effexor prescrite par un médecin connaissant fort bien l'Afrique a suffit à calmer ce jeune homme là où un psychiatre moins au fait des différences culturelles aurait peut-être prescrit des neuroleptiques.

Bref l'analyse d'un délire est parfois terriblement ardue. On aura beau faire des tas de distinctions nosographiques pour tenter de mettre les gens dans la petite boite qui leur convient, il n'en reste pas moins que face à l’expression d'un délire il faut être circonspect avant de se jeter tête baissée dans la bonne grosse explication psychiatrique avec cure de neuroleptiques à la clé. Allez donc différencier une dépression psychotique d'un trouble schizo-affectif, si tant est que l'une et l'autre soit bien des entités distinctes. Dans les deux cas, c'est comme si l'esprit renonçait au présent pour apaiser la souffrance et ce n'est pas pour autant de la psychose.

Et pour compliquer le tout, il y a évidemment les cas où les causes du délire seront trouvées par la suite et n'auront aucune origine psychologique mais au contraire une bonne vieille explication physiologique comme une tumeur cérébrale, la maladie de Parkinson, l'épilepsie, l'intoxication à certaines drogues, problèmes métaboliques ou endocriniens, etc. A la grande foire aux délires, chaque spécialité à son stand, qu'il s'agisse de la neurologie, de la psychiatrie bien sur mais aussi la cardiologie et tant d'autres encore.

En matière de délires, qu'ils soient systématisés ou non, on sent toujours quelque chose de bizarre chez la personne qui pète un plomb. Chez les schizophrènes, on appelle cela le syndrome de discordance, qui fait que la personne semble totalement désorganisé comme ces types qui cessent de prendre leur traitement et que l'on voit brailler dans les rues à tue-tête. Dans le cadre d'un déliré systématisé aussi, on sent que quelque chose ne va pas tant le paranoïaque nous semble rigide.

Finalement la pire expression d'un délire, c'est quand le patient vous raconte ce qu'il ressent en restant distancié malgré sa souffrance. Qu'il vous explique ce qu'il perçoit, la manière dont il analyse les choses tout en sachant bien que ce qu'il décrit semble proprement délirant. Qu'il est capable de vous expliquer que le vent lui parle tout en restant capable de déconner avec vous. Là, c'est le pire parce que je ne sais pas à qui j'ai à faire. Est-ce un type qui délire pour une bonne raison (tumeur cérébrale ou autre, qu'en sais-je ?) ou bien un futur saint que je suis en train de recevoir et dont l'effigie ornera les vitraux d'une basilique dans cent ans ? Ce pourrait être une simple schizophrénie paranoïde, tous les symptômes sont présents sauf l'adhésion massive au délire et la bizarrerie.

Avant d'envisager le surnaturel, on envisage toujours le naturel ! Alors je lui ai dit de passer un IRM, ce qui a déjà été fait. Je lui ai dit d'en repasser un et je l'ai confié à un psychiatre âgé qui normalement ne reçoit plus de nouveaux patients depuis dix ans. Mais vu le cas, il s'est montré intéressé. Cet octogénaire a le don d'être un très bon médecin tout en étant parfois allumé ce qui lui permet de sortir des chemins balisés. Ce sera peut-être une cause organique toute bête qu'aucun des ânes qui ont examiné mon patient n'a vu. Ce sera peut-être autre chose !

C'est peut-être par exemple l’expression d'un intense complexe de culpabilité qui, ne parvenant pas à s'exprimer, choisit une forme religieuse basée sur l'expiation pour se manifester. C'est fort possible que tout ceci ne soit finalement que psychologique mais de toute manière, j'ai besoin d'un diagnostic différentiel et le cas échéant d'un traitement afin de pouvoir agir.

Jusqu'à présent la seule chose qu'on ait faite pour ce patient, c'est de le blinder de neuroleptiques qui le défoncent sans pour autant atténuer ses perceptions curieuses d'être possédé. Bref, je cherche, je mobilise des gens que j’espère un peu plus malins que la moyenne pour traiter le cas. 

Dépressif avec un syndrome confusionnel, voire schizophrène paranoïde ou bien saint, l'avenir le dira ! Mais quand tout cela sera fini, je pourrais lui dire qu'il m'a bien fait chier tout de même. Parce qu'en général, moi j'aime bien trouver le truc en moins de quinze minutes.

6 Comments:

Blogger olf said...

Trouver en 15 minutes nécessite de s'être cogné des cas qui demandent des heures, voir plus, rien de linéaire comme au supermarché.

12/10/14 11:44 PM  
Blogger Le Touffier said...

Ah, le bonheur de s'aventurer dans un domaine où mon incompétence ne connait pas de limite !

Everybody lies.

Les aventures de Jésus me renvoient à chaque fois à l'image d'un univers féminin, un univers où le mensonge se matérialise au fil de son exploration, un mensonge d'autant plus indétectable que Jésus accepte d'en subir les conséquences néfastes, contre toute logique qui y rechercherait un bénéfice secondaire.

Cela me renvoie au film "Les risques du métier", où une collégienne s'entête dans son accusation de tentative de viol.

http://kebekmac.blogspot.fr/2012/11/cayatte-1967-les-risques-du-metier.html

Là où Catherine Roussel est prête à sacrifier Jacques Doucet, Jésus est prêt à se sacrifier pour entretenir le mensonge qui lui sert d'identité. Dans son comportement je crois deviner une forme de renoncement, une soumission femelle. Il sait qu'il ment, mais cela lui permet de gérer la culpabilité.

Maintenant la question est : la culpabilité de qui ?

Toujours pour parler d'un domaine que je connais pas, je dirais qu'il gère la culpabilité de sa mère. Il faut savoir à quel point les mères se sentent l'Alpha et l'Omega de leurs enfants, responsables de tout, fières de tout. Quand je rappelle les 50% de gènes en provenance de l'étranger, le mari, je sens toujours un flottement, une sorte d'angoisse, vite balayée.

Et quand une mère dépasse son seuil de tolérance à la culpabilité, elle évoque des puissances extérieures, des tourments maléfiques, des phénomènes qui dépassent ce que toute mère peut mettre comme forces pour protéger le bonheur de son enfant. L'image de l'envoutement en est assez proche.

La scène finale de ce drame semble se diriger vers une magnifique Piéta, où une mère parfaite tend son sein devenu inutile à ce fils divin, mort non pas en se chargeant des péchés des hommes, mort de n'être pas le fils parfait qu'une mère parfaite se donne le droit d'espérer.

Ce délire maternel est d'une puissance dévastatrice sur une âme faible. Le mensonge maternel répond à un besoin d'aveuglement, il fabrique ex nihilo un démon prédateur qui se serait abattu sur Jésus. Ce dernier a fini par nommer ce démon, par soumission, quand il a eu fini de lutter, quand il a eu renoncé à être accepter comme un humain imparfait. Et maintenant qu'il l'a mis en scène, il attend de cet aveu le droit au renoncement, la soumission finale à l'envoutement. Son âme malade ne mérite pas le salut.

Ce n'est pas un exorcisme qu'il lui faut, c'est une absolution, le pardon du péché de ne pas être celui qu'on espérait.

Le Touffier.
Spécialiste sous-ombilical.
Incompétent au-dessus.

13/10/14 1:15 PM  
Blogger philippe psy said...

@Edgel : exact, comme disait je ne sais plus quel peintre : "il m'a fallu trente ans pour faire ça en cinq minutes". Picasso peut-être ?

13/10/14 6:20 PM  
Blogger chaton said...

"Ce que le monde tient pour insensé, c'est ce que Dieu a choisi pour confondre les sages" (1re épitre aux Corinthiens 1, 27)

:)

14/10/14 12:47 PM  
Blogger E-S said...

"Ce délire maternel est d'une puissance dévastatrice sur une âme faible. Le mensonge maternel répond à un besoin d'aveuglement"

Oh que oui. J'en ai fait l'expéreince, dans ma famille on a tous hérité de notre mère une capacité de déni quasiment surhumaine.

Sinon, pour causer de psychiatrie et de diagnostic: Philippe, quand est-ce que vous nous parlerez de l'expérience de Rosenhan à la lumière de Thomas Szasz ?

15/10/14 10:06 AM  
Blogger Mouette rieuse said...

"Ma vie a été peine de malheurs ...dont beaucoup ne se sont pas produits " R. Descartes

26/10/14 12:20 PM  

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