21 septembre, 2015

Ante mortem !


Voilà, ça y est ils sortent un film sur l'Everest. Alors bien sur, il y a eu des extraits sur toutes les chaines. Avec les moyens actuels, de toute manière, quelques acteurs idiots en tenue d'escalade, un fond vert et des informaticiens balèzes et hop on vous transporte dans n'importe quel environnement.

Quand un extrait est passé samedi, je lisais affalé sur mon canapé et c'est mon épouse qui m'a prévenu en me disant : "tiens ils ont fait un film pour toi". J'ai regardé d'un œil la télévision et j'ai juste dit "oui c'est la Khumbu icefall, c'est bien fait mais ce n'est pas si dur que ça en vrai", avec le ton du vrai professionnel qui s'est tapé tous les huit-mille de la planète !

D'ailleurs je n'irai pas voir ce film, je maintenant connais trop bien l'Everest pour me faire abuser par des artefacts informatiques. Autant aller voir le dernier Disney, cela me ferait le même effet. Toujours est-il que j'en étais là de mes réflexions montagnardes lorsque mon téléphone a sonné. C'était le fils de la plus âgée de mes patientes.

Il me demandait si j'avais eu des nouvelles de sa mère ou si je l'avais vue récemment. Je lui ai dit que nous avions eu notre rendez vous mardi soir mais que je l'avais croisée jeudi dans la journée. Il m'a alors expliqué qu'après les pompiers, c'était le SAMU qui était attendu pour une attaque massive. Ne sachant trop que dire face à une telle nouvelle, j'ai simplement demandé à ce qu'il me tienne au courant.

Dans la soirée, j'ai juste eu une précision. Il s'agissait d'un AVC massif. Ma patiente était en coma dépassé non récupérable et c'était une question d'heure au pire ou de jours au mieux ou l'inverse d'ailleurs. Cela m'a fait un choc.

C'est une patiente que je vois chaque semaine à domicile car elle a du mal à se déplacer. Elle est odieuse et plus d'une fois, j'ai failli repartir après à peine cinq minutes tant ses réflexions sont pénibles. Elle a mis des semaines à comprendre que je ne viendrais jamais à l'heure pile sachant que je ne finis jamais à l'heure et que de plus, il me fallait le temps d'arriver chez elle. Elle ne me comprenait pas et m'expliquait que Lacan qu'elle avait consulté en son temps méritait peut être des reproches mais qu'il était d'une ponctualité redoutable. Je lui avais dit que c'était bien dommage que le grand Jacques soit mort parce que je l'y aurais adressé avec plaisir.

Elle se permet aussi des questions d'une rare indiscrétion ; par exemple, si je vote et pour qui. Certaines de ses questions sont aussi totalement absurdes. Elle m'a ainsi demandé si j’accepterais de recevoir des électeurs du front national ou encore des nazis. Pour les premiers, je lui ai dit que compte tenu des scores de Marine Le Pen, il me serait difficile de leur fermer l'accès de mon cabinet si je ne veux pas mourir de faim. Quant au second, je lui ai expliqué que pour ma part, je n'avais croisé aucun nazi et n'en connaissais pas. Qu'il devait en exister quelques uns parmi les idiots du village jouant à faire la guerre dans les bois de quelque province reculée mais qu'à Paris l'espèce était rare. Puis, plus sérieusement je lui ai dit que je recevais tout le monde parce que c'était une obligation autant morale que légale, même s'il pouvait arriver que pour x ou y raison, l'alliance thérapeutique fut impossible et que j'adresse le patient à un confrère.

Madame étant une ancienne journaliste retraitée, elle est bien sur le chantre de la démocratie et des valeurs républicaines et sait ce qui est bon ou pas, bien ou mal, elle est l'alpha et l'oméga de la bonne conscience. Mardi dernier, elle m'a refait le coup ! A peine rentré chez elle, voici qu'elle se met à vitupérer contre ces français lâches et sans cœur qui ne veulent pas des migrants chez eux. Conséidarant son grand appartement qu'elle occupe seule, je lui ai dit que je partageais bien sur ses nobles préoccupations tout en lui demandant benoitement si elle-même se préparait à accueillir une famille chez elle. Sans se désarmer le moins du monde, ainsi que savent si bien el faire les adeptes de la gauche cavair, elle m'a répondu que cela aurait été avec plaisir mais que son appartement était trop mal fichu en termes d'accessibilité pour y accueillir une famille, laquelle aurait manqué d'intimité. Je n'ai pas répondu et l'ai laissé vitupérer quelques minutes.

Comme elle vient d'une autre époque, que c'est une vraie soixante-huitarde doublée d'une terrible féministe, ce qu'il y a de bien c'est qu'elle ne sombre pas dans l'hygiénisme à outrance. Chez elle, on peut fumer et la Nespresso est à disposition. Elle me reçoit toujours une clope à la main. On n'est pas vraiment chez Mamie Gâteau.

Elle m'a été envoyée pour des problèmes psychologiques qui n'en étaient pas et relevaient de la neurologie. Elle a apprécié que je trouve bien qu'elle ne m'ait jamais remercié pour le travail que j'avais fait pour elle. D'autres se seraient contentés de prendre les honoraires. Ce n'est pas le genre à remercier de toute manière puisque comme pour tout narcissique, tout lui est du !

J'adore la manière dont elle me parle des chefs de service en psychiatrie qu'elle a consultés ou consultait encore voici peu, manière de me dire de façon grossière que je ne suis rien ou disons pas grand chose à côté de ces gens là. Une fois passablement énervé, je lui ai dit qu'ils étaient tellement doués ces cadors, que quand je l'avais rencontrée elle avait une ordonnance complètement folle et que c'était un psychiatre que je comptais dans mon humble réseau qui avait remis de l'ordre dans tout cela, ne prescrivant que le strict nécessaire.

Ceci dit bien qu'elle ne me le dise jamais parce que ces mots lui arracheraient la gueule, je sais qu'elle m'apprécie. Sans doute pour mes compétence mais aussi, et peut-être surtout pour mon côté tout-terrain. Car si il m'arrive de la jeter, la plupart du temps je m'adapte au terrain, me contentant de compter dans ma tête combien de temps il faudra pour qu'elle cesse sa crise. Généralement, cela ne dure qu'une minute ou deux, ensuite elle retrouve le sourire et on commence la séance.

Déprimée pour de vraies raisons deplusi vingt cinq ans et jamais véritablement soignée, tout au plus stabilisée, je la pardonne parce qu'elle a eu un parcours difficile. Pourtant, le cas ne présentait pas de difficultés redoutables. Sans doute que sa personnalité narcissique a du jouer en sa défaveur et encore je n'en suis pas sur. A l'époque, elle ne devait pas en mener large et être d'un abord plus simple. C'est je pense un succès médical puisqu'elle ne s'est pas suicidée tout en étant une erreur clinique redoutable puisque personne n'a jamais vraiment communiqué avec elle.

A son âge je n'ai plus trop espoir de lui changer sa vie et de l'améliorer considérablement. Quand elle m'en veut, je lui dis toujours que je joue avec les cartes que l'on me donne et que si elle tient à s'en prendre à quelqu'un, qu'elle peut le faire avec ce fabuleux chef de service hospitalier, ce PUPH, qui l'avait si bien soignée. Et là, elle rigole toujours en me disant "mais il est mort ce pauvre type alors je n'ai que vous sous la main pour me plaindre du temps perdu !".

Odieuse et de mauvaise foi comme elle est, elle n'en reste pas moins curieusement attachante du fait de sa grande intelligence. Dès qu'elle laissait tomber son rôle d'ex grande journaliste de gauche qui a connu machin et truc pour devenir sincère, elle est assez amusante. Elle a la dent dure, elle ne loupe rien et méprise la faiblesse comme personne, sauf la sienne dont elle joue et qu'il faudrait toujours prendre en charge bien sur.

Lorsque je sais que j'ai rendez-vous avec elle, je me dis toujours "merde je vais voir mémé, fais chier". Et pourtant, une fois arrivé chez elle, ma clope en main et mon café servi, tout se passe plutôt bien. J'essuie les récriminations d'usage mais ce n'est pas bien grave. Désagréable comme elle l'est, je dois être l'une de ses deux seules visites nonobstant le petit personnel venu faire le ménage.

Même les plombiers ne tiennent pas le coup devant ses comportement de grande dame. La pauvre se targue d'être une vraie conscience de gauche mais parle au petit personnel comme un boyard n'aurait pas osé s'adresser au pire des moujiks. Mais elle en a le droit puis qu'en tant que personnalité narcissique, de toute manière, c'est elle qui fixe les règles, lesquelles fluctuent en fonction de son humeur et des circonstances.

Le jour où son plombier a fichu le camp, plus rien ne fonctionnait et comme parfois elle me confie le rôle de régisseur, j'ai du trouver un plombier. Heureusement que j'ai un vaste réseau. J'avais prévenu le plombier de la personnalité de madame et il est intervenu le lendemain pour faire les réparations d'urgence lui permettant d'avoir de l'eau chez elle. La semaine suivante, elle osait s'en plaindre pour me dire qu'il avait été un peu cher ! C'est dans ces moments là que je me dis que j'aurais du la laisser dans sa merde mais bon, je suis un gentil garçon, on ne se refait pas. Notez qu'elle m'a refait le même coup quand il s'est agi de lui trouver en urgence quelqu'un pour ôter les gravats laissés par le précédent plombier.

S'agissant d'une personnalité narcissique, j'aurais bien sur pu la laisser mariner dans ses problèmes ou la mettre en face de ses contradictions. A quoi cela aurait il servi ? J'ai juste procédé par touches discrètes, sachant que l'on n'aurait jamais le temps de faire du vrai bon travail.  j'ai pu la réconcilier avec son fils et lui ai permis de croire qu'elle serait de nouveau une photographe reconnue. Parce que madame ayant réalisé une expo voici vingt cinq ans était persuadée que le succès, qu'elle n'avais finalement jamais connu, lui sourirait de nouveau.

Usée par la dépression et l'angoisse, très affaiblie par une succession de traitements médicamenteux agressifs, minée par une solitude terrible dont elle se plaignait souvent, fragilisée par une multitude de petites pathologies souvent présentes chez le sujet âgé, j'ai su en la voyant qu'elle ne ferait pas de vieux os. Et pourtant, Dieu sait si elle consultait les médecins, et toujours les fameux chefs de service, les simples praticiens hospitaliers ne valant pour elle pas plus qu'un valet de pied ou un palefrenier.

J'ai donc toujours adapté mon intervention, acceptant d'en prendre parfois plein la tronche pour pas un rond, tout en sachant que ce qui se jouait c'était seulement ma présence et le fait qu'elle puisse avoir quelqu'un avec qui échanger. J'ai bâti avec elle des châteaux en Espagne dont je savais que pas un ne serait construit. Je l'ai entretenue savamment dans une douce illusion, sachant que la fin était proche, tout en raccomodant les quelques liens qui pouvaient subsister.

Plus d'une fois, face à elle, assis dans son fauteuil tellement inconfortable, signé d'un célèbre designer des années soixante dix, je me suis remémoré un vieil épisode de la série Amicalement vôtre. Dans cet épisode, Bret Sinclair et Danny Wilde, les deux protagonistes, sont face à une vieille duchesse russe totalement ruinée qui leur a servi de la limonade en étant persuadée qu'il s'agissait de champagne. Afin de ne pas la déstabiliser, les deux héros savourent cette limonade en assurant à cette duchesse qu'il s'agit du meilleur champagne qu'ils aient jamais bu.

C'était la plupart du temps ce que j'étais invité à faire face à elle. Elle se remémorait des rencontres de jadis et me parlait de gloires éteintes et oubliées et j'étais convié à ouvrir grand mes yeux à l'évocation de ces souvenirs futiles dont elle se gargarisait. Je partageais alors sa gloire déchue, faisant semblant de m'aveugler à ces lumières depuis longtemps éteintes. Et elle me souriait, tellement heureuse d'avoir un si bon public. Cela lui faisait du bien. Du reste, ma démarche restait thérapeutique autant qu'humaine, je n'aurais pas pu faire mieux. De plus, même dans ces instants d'où elle faisait surgir les fantômes de sa vie déchue, je restais sincère parce qu'elle avait un talent certain de conteuse.

Et me rends compte qu'à l'évocation de ces séances, je suis doucement passé du présent au passé. Je n'ai aucune nouvelle d'elle. A toute fin utile, j'ai toujours notre rendez-vous de demain soir et ne l'ai donné à personne d'autre. Elle ne sera pas en mesure de me recevoir, c'est une évidence. Peut-être est elle déjà décédée ou du moins le sera-t-elle certainement avant demain soir. C'est une question d'heure. Et pour ma part, c'était une question de dernière marque de respect de lui garder cet ultime rendez-vous.

Elle était ignoble et odieuse comme on peut rarement l'être mais elle restait attachante car c'était un personnage. Et puis, elle faisait partie de ma clientèle et je la respectais malgré tout. Enfin, alors qu'elle s'apprête à passer de vie à trépas, c'est tout une époque qui disparait avec elle.

Si de jeunes confrères me lisent, qu'ils se demandent s'ils ont déjà eu à recevoir une patiente de Lacan ? Sans doute que non, et il n'en recevront plus jamais. La dernière va disparaitre et avec elle tout un monde étonnant, baroque, complexe, fait d'un mélange contre nature d'idées gauchistes aberrantes et d'afféteries aristocratiques. C'était une autre époque.

Au revoir Madame D.




L'héritage Ozerov (minute 9:11)

2 Comments:

Blogger Le Touffier said...

Cher Monsieur Philippe,

L'héritage Ozerov (minute 9:11)

Message bien reçu. Le virement a été fait sur le compte habituel de la Caïman Bank Limited.

En vous remerciant de votre précieuse collaboration, nous ne saurions trop vous rappeler notre attachement à la précieuse vertu de la discrétion.
De notre coté nous saurons nous montrer évasif quand à vos orientations gérontophiles et Lacaniennes, le charme indéniable de certaines odieuses ne nous étant pas inconnu.

21/9/15 10:07 PM  
Blogger E-S said...

A propos de personnalité narcissique, cher Philippe, connaissez-vous les travaux de Micheal Trust sur leur neurologie, et les diverses techniques comportementales qui peuvent déclencher apaisement ou panique chez eux ? A (commencer de) lire ici: http://www.anonymousconservative.com/blog/narcissism-and-the-fractured-amygdala/ (en anglais only par contre)

6/10/15 12:43 AM  

Enregistrer un commentaire

<< Home